D'un désir qui attend d'être désiré

Texte d'une conférence faite lors d'un colloque à l'université Mohammed V de Rabat (Maroc) le16 novembre 1999.


 

 

Par ce titre énigmatique, et peut-être ambitieux et imprudent, je voudrais, reprenant une formule célèbre de Lacan selon laquelle le désir est toujours "désir de désir", tenter d’installer la durée, ou plutôt l’uchronie essentielle de l’inconscient, dans l’espace où elle est le moins perceptible : celui de la visibilité, du regard et du tableau.

 

Je le ferai sous la forme d’une approche pointilliste du problème, autre façon de dire que je ne prétends pas le résoudre par ce travail, mais seulement proposer quelques pistes en utilisant cinq exemples, qui seront comme autant de vignettes théoriques ou cliniques permettant de soulever chacune un aspect de la question.

 

 

 

 

 

I

 

 

 

 

 

La première vignette est connue. A la fin de son séminaire du 4 mars 1964 (1), Lacan évoque l’apologue antique où deux peintres, Zeuxis et Parrhasios, sont mis en concurrence autour de la véracité de leur art. Zeuxis croit avoir triomphé parce que les raisins qu’il a peints ont abusé jusqu’aux yeux des oiseaux, et l’on se demande en effet avec lui ce que Parrhasios pourrait réaliser de plus ressemblant. Si bien que lorsque Zeuxis l’interroge, non sans quelque hauteur, sur ce qu’il a lui-même pu peindre sous le voile qui masque tout un pan de muraille derrière lui, et qu’il l’invite à lever ce voile pour que nous en jugions, nous sommes aussi étonnés que lui d’apprendre que ce que Parrhasios a peint est précisément…un voile. « Triomphe, sur l’œil, du regard », conclut Lacan, montrant ainsi que le voile non seulement trompe l’œil, mais engage en sus le regard, lequel donne envie de "voir derrière" ce qui est proposé à l’œil.

 

Le port du voile au Maghreb, comme le goût de certains occidentaux pour le strip-tease, me semblent illustrer cette dimension, qui n’est pas uniquement celle que développe Lacan, mais implique également l’existence d’un différer dans l’espace ou dans le temps, différer qui relance le procès d’une attente. Car chacun sait bien, en fin de compte, ce qui est caché sous le voile ou les voiles successifs : le visage ou le corps et le sexe de la femme. Rien là d’extraordinaire ou de nouveau pour un regard autre qu’enfantin ou adolescent. Tout adulte mâle sait, d’avance, ce que son regard est en droit d’attendre. Mais il veut voir dessous, c’est-à-dire ce qui est caché à la vision ; il veut voir encore, c’est-à-dire ce que la vision n’épuise pas de son désir-de-voir, ce qui suppose à la fois une fondamentale insatisfaction et une réserve inépuisable ; et il veut voir au terme d’une attente, il est pour lui plus excitant de voir quand, certes, c’est le regard qui est sollicité, mais aussi quand cette sollicitation engage le temps et la mémoire, un déjà-vu qui, par définition, est un pas-assez-vu et un toujours-encore-à-voir.

 

En sorte qu’au commentaire de Lacan sur la fonction du voile, il convient selon nous d’ajouter une impatience du soulever qui y est implicitement contenue. Ce n’est pas seulement un "montre-nous derrière ça" que lance Zeuxis, c’est aussi un "montre-nous sans plus tarder". Triomphe, sur l’immédiat, du différer.

 

 

 

 

 

II

 

 

 

 

 

          Le 8 mai 1984, le caporal Denis Lortie, 25 ans, équipé comme pour l’exercice, monte à l’assaut de l’Assemblée nationale du Québec. Il tire d’abord une rafale en direction des sentinelles de la Citadelle puis, revenant sur  ses pas, pénètre dans l’Assemblée dont il parcourt les couloirs, tirant au hasard sur les gens qu’il rencontre – il fera 3 morts et 8 blessés. Quand il atteint la Chambre où il croit trouver les députés, il découvre que ceux-ci ne siègent pas. Le Salon Bleu est vide et Lortie, désemparé, va s’asseoir dans le fauteuil du Président d’où il tirera encore quelques rafales à droite et à gauche en direction des banquettes des députés. Là se trouve René Jalbert, un ancien officier devenu sergent d’armes de l’Assemblée. C’est cet homme qui va convaincre Lortie de quitter la salle des séances et, toujours armé, de se rendre dans son bureau où il ira jusqu’à lui contresigner un "billet de reddition" permettant à Lortie de rendre les armes "en territoire fédéral". Il lui évitera surtout, par le sang-froid de son intervention et son habileté à négocier, d’être abattu par les agents de sécurité qu’à plusieurs reprises Lortie, déposant les armes, invitera à tirer sur lui. Relevons enfin que les caméras vidéo de surveillance ont filmé certains épisodes de l’attentat et l’essentiel de la conversation entre les deux hommes.

 

          Nous n’entrerons dans le détail de l’analyse poussée et passionnante que Pierre Legendre fera de ce fait divers dans le livre qu’il lui a consacré (2), laissant notamment de côté ce qui en constitue l’argument, à savoir la question du parricide. Lortie voulait en effet tuer le gouvernement du Québec qui, il le dira au procès, « avait le visage de mon père ». Père fou, père hors-Loi, aux comportements violents et incestueux, régnant en maître absolu sur une famille où toutes les générations étaient pour lui confondues (l’enfant qu’il a eu d’une de ses filles, abusée par lui, est élevé avec les autres), et c’est au moment où Lortie deviendra père à son tour que l’angoisse le submergera : « Est-ce que je vais être pareil ? » se demande-t-il alors.

 

          Nous retiendrons seulement pour notre propos le fait que Legendre intègre l’enregistrement vidéo de l’attentat à son analyse, et ce, non pas seulement à titre documentaire ou comme pièce à conviction, mais comme un élément central de l’appropriation subjective de son crime par Lortie lui-même. En janvier 1987, lors du second procès, l’avocat de Lortie refusant, de concert avec son client, que soit appliquée à celui-ci la définition d’aliénation mentale prévue à l’article 16, va placer l’accusé dans la situation d’avoir à visionner l’enregistrement vidéo afin de répondre aux questions du juge. « Quelle espèce de maniement de la question subjective implique l’utilisation de la vidéo sous l’égide du juge ? », s’interroge Legendre. Il y répond que la retransmission vidéo prend un statut de tiers fictionnel ou d’intermédiaire symbolique, dont l’effet, en transformant le meurtre vécu en une  scène de meurtre, va être d’amener Lortie à se voir fou, à rencontrer, dans un temps où il ne l’est plus, le meurtrier qu’il a été. « D’acteur qu’il ne sait pas qu’il joue, Lortie devient celui qui contemple l’image qui tue, c’est-à-dire cet autre en lui, l’aliéné qu’il regarde ». De fait, il aura beaucoup de mal à accepter les images de cet étranger qui, durant les 40 mn du visionnement, va lui renvoyer son horreur intime, celle, haïe, de son père, mais aussi celle du sujet Lortie, fasciné par l’image perverse et terroriste de ce père. « Tu sais, je peux pas dire c’est pas moi, c’est moi », dira-t-il devant le juge après le visionnement. Et encore, peut-être plus explicitement : « Il fallait que je passe à travers ».

 

          Cette utilisation insolite de l’image de soi hors-de-soi au cours d’un procès – qui est probablement une première dans l’histoire de la justice occidentale – nous interpelle particulièrement. Pourquoi ? Parce qu’elle saisit le sujet dans un temps d’acting où il est pur objet, sans image de lui-même, pour, grâce à la vidéo, lui resservir en quelque sorte ce temps traumatique dans un temps n°2 propice à la réflexion, à la re-saisie, et donc à la subjectivation manquée ou impossible au temps n°1. Outre qu’elle pose à la justice le problème de savoir qui elle juge, c’est-à-dire l’homme de quel moment elle condamne ou elle libère, elle installe le temps dans l’image du sujet, elle l’instaure comme dimension invisible mais essentielle de celle-ci.

 

          En détournant à peine le sens et la fonction de ce "temps pour comprendre" que Lacan articulait au "moment de conclure" et dont il montrait qu’il pouvait se réduire à "l’instant du regard" dans le mouvement du sophisme (3), nous pourrions dire que toute image, de soi comme d’autrui, et plus généralement toute icône est grosse d’un temps pour comprendre. Un temps qui n’est pas un temps "écrasé", le punctum dont parle Barthes dans son analyse du portrait de Lewis Payne (4), au contraire : un temps disponible, un temps nécessaire, un temps qui attend d’être déroulé, un temps de chance pour l’avènement d’un sujet dans l’icône, ou de l’icône comme sujet.

 

          Pensons aux clichés de nous enfants, toujours paradoxalement plus acceptables que le miroir que nous tendent des clichés plus actuels ; pensons, à l’inverse, aux visages entrevus le temps d’un regard énamouré, que le désir à gelés hors de toute compréhension, de manière littéralement insensée, nous rendant leur oubli comme leur jouissance aussi impossibles l’un que l’autre ; pensons enfin aux icônes que nous aimons (tableaux, photos, scènes de films), à l’intemporalité et à l’insistance de leur énigme, au travail de Sisyphe de la mémoire à leur endroit, à la lettre du désir qu’elles oblitèrent sur nous au point que parler d’elles revient à nous dévoiler parfois beaucoup plus entièrement que dans l’amour…

 

 

 

 

 

III

 

 

 

 

 

          La troisième vignette concerne l’oubli d’un nom dont la censure renvoie à un interdit portant sur le voir. Il s’agit d’un épisode prélevé sur le continuum d’une psychanalyse où le temps va jouer, à contre-temps pourrait-on dire, comme une sorte de "levain" de l’image interdite à l’origine de la censure du nom (5).

 

          L’anecdote que rapporte le patient est la suivante. Au sortir d’un restaurant, il tente en vain de se souvenir du nom d’un grand cuisinier lyonnais ; il est assis sur la banquette arrière d’une voiture avec une personne à côté de lui, à gauche ; le nom qui finit par venir est "callipyge" ; il essaie d’associer, encore une fois vainement, puis il traduit le grec - "belles fesses" - et le nom surgit alors : belles fesses - beau cul - Bocu(se). Deux ans plus tard le patient, se remémorant la scène, songe qu’en cherchant le nom du cuisinier il fixait le bord de la banquette, et il remarque alors que l’angle mort de celle-ci est plus important dans son souvenir que dans la situation princeps. Qu’est-ce que son œil refuse de voir ? s’interroge-t-il. Sans nul doute la personne qui, dans le souvenir, était assise à côté de lui sur la banquette de l’auto familiale. Cette personne devait avoir un joli postérieur, et il venait sans doute de s’en rendre compte pour la première fois aussi crûment, d’où la censure ; car ce postérieur n’était pas n’importe lequel : c’était celui de sa sœur.

 

          Relatant ce morceau d’analyse, l’auteur se demande si l’occultation de l’objet a succédé à l’oubli du nom où si ces deux phénomènes ont eu lieu simultanément. Ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. C’est plutôt le laps de temps - deux années - qui sépare le moment du signifiant Bocuse du moment de la scène retrouvée sur la banquette arrière. A quoi l’on peut ajouter le fait que l’oubli du nom intervient à la suite d’un repas qui a replacé le patient, dans la voiture familiale, à l’endroit qu’il partageait avec sa sœur sur la fameuse banquette à l’époque où le désir incestueux se forma en lui le temps de succomber au refoulement.

 

          Ici encore, le « temps pour comprendre » intervient,  mais comme une sorte de transfert du temps de l’analyse sur le temps de  l’existence biographique. Tout se passe comme si une image, celle de la banquette et, par association, celle du postérieur interdit qui s’y révéla dans un temps biographique, avait attendu le temps de l’analyse, avec le traitement que celle-ci impose aux associations anciennes et, partant, à la chronologie, pour manifester au grand jour, c’est-à-dire verbalement et de manière "héroïque" (il s’agit du grand nom d’une cuisine qui n’a plus rien de familial…), la permanence du désir qui y est déposé depuis la préhistoire de ce dernier.

 

          Freud a parlé, à propos de l’hystérie, des effets posthumes, visibles et agissants seulement après la poussée pubertaire, d’un souvenir infantile refoulé ayant provoqué à l’époque une décharge sexuelle mais non reliée dans le conscient à l’incident lui-même, et ne se manifestant qu’après-coup sous la forme d’un trauma, au moment où la montée libidinale aura, nous dit Freud, « rendu possible une compréhension nouvelle des faits remémorés » (6). Ne pourrait-on pas envisager, sur le modèle de ce "trauma après-coup", que les images qui provoquent en nous l’effet actuel le plus fort – le plus troublant, le plus déroutant – sont celles qui s’alimentent à des images anciennes dont l’excitation, dûment refoulée à l’époque infantile, trouve à présent matière et motif, fussent-ils intellectuellement déplacés, à s’exprimer ? Si tel est le cas, nous disposerions avec ces icônes potentiellement traumatiques ou seulement excitantes, d’un véritable réservoir d’images bien différent de la mémoire où nous imaginons puiser librement. Et d’ailleurs n’est-ce pas ainsi que l’on écrit (ou que l’on devrait écrire), que l’on filme ou que l’on peint ? En laissant remonter des images interdites qui n’ont aucun sens – ou aucune chance, hormis en rêve ou dans le délire – si des mots ne les représentent pas, si des couleurs ne les fixent pas chromatiquement, si des images puisées dans l’actuel et le factuel ne les révèlent pas comme un négatif perdu dont elles seraient l’un des possibles positifs ?

 

 

 

 

 

IV

 

 

 

 

 

               Dans un ouvrage paru récemment (7), Georges Didi-Huberman nous apprend que, 40 ans avant Rorschach, Binet produisit l’hypothèse intéressante de la "théorie du point de repère". En état d’hypnose, le regard  d’une patiente – Blanche Wittman – fixe perceptuellement certaines configurations spatiales, certains "portants visuels" de l’image photographique, en y associant point par point certains "portants fantasmatiques" de son propre corps. Ainsi, placée devant une photo représentant une vue des Pyrénées et ayant reçu sous hypnose la suggestion qu’il s’agit là d’un portrait d’elle toute nue, Blanche, dès son réveil, saute-t-elle sur le cliché pour le briser – on notera que l’hallucination dure encore chez elle au bout d’un an. Plus étrange encore l’expérience suivante. On présente à la patiente un papier, totalement blanc, devant lequel on suggère :« Regardez, c’est votre portrait ». Réaction de Blanche : « J’ai bien des taches de rousseur, mais je n’en ai pas tant que ça ! » Poussant l’expérience au plus loin, Binet ira jusqu’à mélanger le carton qui a provoqué l’hallucination à 12 autres cartons semblables, en l’ayant au préalable marqué au dos ; eh bien, même dans ce cas, la patiente le retrouve toujours, et elle le remet dans le "bon" sens.

 

          Passons rapidement sur l’explication du phénomène par l’existence, chez l’être halluciné, d’une acuité visuelle hors du commun, d’un sens hyperesthésié capable de percevoir les configurations, pour nous subliminales, de la surface du papier : grain, nervures, filigranes, grammage… Le plus extraordinaire nous semble ailleurs. Dans cette révélation que nous devons, après bien d’autres, à la folie, que même le rien suppose et produit une image et une mémoire des petits riens qui le constituent. Non pas que la vacuité n’existe pas. Mais plutôt qu’il n’existe aucun indice de véracité, aucune mesure objectivable et universelle de cette vacuité. Les poètes ne sont-ils pas les explorateurs non-délirants de cette contrée, où ce qui est "vide" pour la plupart est pour eux extraordinairement "peuplé" ?

 

          Et, dans cette perspective, la mémoire historique - individuelle ou collective - dont nous sommes si fiers, ne serait-elle pas une sorte d’index de réalité commodément partageable, qui servirait à chacun, sous couvert de l’autorité collective dont il se pare, de protection et de voile contre le surgissement de la texture du Rien ? Des colloques sur la mémoire comme prophylaxie anti-dépressive…, c’est à voir – précisément.

 

 

 

 

 

V

 

 

 

 

 

          Reprenant pour le développer le texte d’un colloque d’architectes et de techniciens paysagers, François Wahl avance, dans son Introduction au discours du tableau (8), l’audacieuse hypothèse qu’un paysage est non seulement une proposition mais aussi un sujet, un sujet de l’énonciation au sens où Lacan le définit, et par conséquent un sujet du désir au même titre que n’importe quel autre sujet.

 

          On ne s’étonnera pas que, dans l’article où il commente l’ouvrage de Wahl, Moustapha Safouan (9) s’insurge qu’on puisse parler d’un paysage habité par un désir propre, « pas plus qu’on ne voit comment il peut être sujet de l’énoncé et tout ensemble de l’énonciation ». Sauf à imaginer que ce paysage puisse demander ou attendre quelque chose, comme il en va pour tout être de désir, ce qu’il écarte comme impensable. Un paysage, c’est l’évidence, « ne nous demande rien ». Le ferait-il, il resterait que « c’est tout de même celui qui se trouve le prononcer qui a à se reconnaître dans le sujet du discours, et non pas le texte lui-même ». Or c’est là justement ce que la thèse de Wahl prévoyait comme critique "obtuse" de son livre, et qu’elle affronte : « …on rechigne à ce qu’énonciation - donc sujet de désir - il y ait, portée par un texte - bref : qu’il désire lui-même -, et encore plus s’il s’agit d’un texte visuel ; et cela alors même que Lacan a pu dire ( ) que le sujet de l’énonciation n’est le sujet de rien d’autre, entendez : précisément d’un discours et pas de celui qui se trouve le prononcer ».

 

          Voilà pour la thèse. Trois ans plus tard, dans la même revue où Safouan l’écornait quelque peu, Wahl persiste et signe : « D’où suit enfin qu’un tableau est un sujet, et que dans l’affaire, il n’y en a pas d’autre que lui- ni le peintre, ni le spectateur ». Et s’il restait encore quelque doute sur la nature de ce sujet, l’auteur le dissipe on ne peut plus clairement : « Sujet au sens où il peut en advenir un au terme d’une analyse » (10). Bref un sujet comme vous et moi – ou aussi peu sujet que nous le sommes. En sorte qu’être face à un tableau est comme rencontrer (ou pas) une personne ; où, disons-le à rebours, qu’il est sans doute aussi rare d’être mis en présence d’un sujet lorsqu’il s’agit d’une personne que lorsqu’il s’agit d’un tableau…

 

          On trouvait déjà, dans l’Introduction, une esquisse de ce dispositif inédit de la rencontre avec l’évocation du trouble que nous ressentons quand nous sommes confrontés au regard d’un portrait : il n’y a « personne » en face de moi, pour me voir, et pourtant… Pourtant, parfois, le trouble est là. Envolées les analyses de Sartre ! Nous ne sommes pas l’objet d’une vision, mais le sujet de quelque chose qui fait lever du regard, ou qui, si l’on préfère, réussit, dans l’intervalle de ce trouble (« on dirait qu’il me regarde…pourquoi ai-je l’impression qu’il me dit quelque chose ? »), à scinder un bref instant la vision et le regard d’ordinaire confondus.

 

          Reprenant le jeu de mots de Lacan sur "lalangue", Wahl invite à le transposer au domaine de la vision et à parler d’un levoir. Le levoir serait ainsi ce qui, du regard, demeure ordinairement caché, invisible, tapi dans la vision et qui attend son heure – laquelle se réduit souvent à une poignée de secondes -, celle où, se séparant de la simple vision du tableau, la dimension troublante, angoissée ou allègre du regard, va surgir comme du dedans de la vision elle-même, et nous surprendre, nous secouer, nous éveiller, ou seulement nous laisser interdits devant ce déploiement soudain d’une profondeur dans laquelle nous sommes englobés, devenant à la fois la substance même du tableau et les supports sensibles, charnels, passagers de sa vie à lui.

 

Le temps, là, s’arrête. Cette toile m’attendait. J’attendais de rencontrer cette toile. Si une toile, une icône sont faites pour le regard, n’existent que le temps des regards qui les ouvrent fugacement à leur vérité, avant qu’elles ne se referment sur l’énigme de celle-ci, on peut dire alors que la vie d’une image picturale ou photographique est comme suspendue dans le temps, accrochée aux cimaises des regards à venir, appendue à leur possibilité, en même temps qu’elle demeure autosuffisante et autoréférentielle, fermée sur sa vérité et ouverte aux regards qu’elle arrive de temps à autre - ça peut être jamais ou après de longues éclipses - à susciter.

 

          On ne rencontre donc pas toujours un tableau. On le rencontre même fort rarement. Qu’est-ce qui se passe lorsque le miracle de cette brève rencontre se produit ? Replaçons-nous dans la situation du visiteur d’une exposition qui n’a pas fait le déplacement seulement poussé par la rumeur publique ou le snobisme du "j’y étais". Ce visiteur peut, selon Wahl, ressentir trois choses. La première consiste en une impression, un choc. C’est le pathos classique, le petit tourbillon émotionnel que crée en nous toute rencontre inattendue, tableau, animal ou être humain. La seconde est plus élaborée. Elle mobilise l’intellect, le souvenir, la culture. Il s’agit du tableau saisi dans son immanence et dans sa dynamique, ensemble de formes, de couleurs, réussite ou ratage d’un style, etc… Dans le premier cas, notre visiteur n’a pas encore vu le tableau, annonce Wahl ; dans le second, il a seulement commencé à le déchiffrer. Il reste à éprouver un troisième moment : celui « où le tableau prend la parole ». Ce n’est pas là une métaphore. C’est réellement, pour Wahl, la peinture même qui, « dans le caractère local de ce tableau, prend la parole ». Bien sûr, n’importe quel tableau ne réussit pas ce tour de force. Il y faut un ordre, un énoncé, autrement dit une capacité de la matière de l’image à s’organiser en la matière d’un discours. D’où cette idée, qui pourrait servir d’index à l’amateur, qu’« on traverse un tableau comme on enchaîne une séquence de propositions. Ou bien ces propositions consistent entre elles, et le discours est conclusif, ou bien le tableau est manqué. »

 

          Les tableaux réussis sont dès lors ceux qu’en regardant on peut épeler. Ce qui ne signifie pas, on l’aura compris, que c’est notre commentaire – discours éclairé ou bavardage mondain – qui les fonde, mais bien l’inverse : ces tableaux- là, si nous nous tenons convenablement devant eux, nous mettent sur la voie d’accueillir ou de balbutier les rudiments du discours du réel propre à telle ou telle peinture. S’ils nous happent, ce n’est pas par quelque rapt divin ou, plus prosaïquement, parce que nous y projetons notre psyché, comme on l’a longtemps ânonné après Freud, mais parce qu’ils "consistent", qu’ils "tiennent" mieux et plus durablement que nous en leur économie et leur substance. Parce qu’en eux, on ne saurait le dire mieux que Wahl, « le visible ( ) se retourne sur lui-même dans l’énigme de sa substance, qui est la visibilité. Et il n’y a visible que pour un regard ». Où l’on retombe sur notre vignette du début.

 

          Ainsi les tableaux, lorsqu’ils prennent la parole, donnent-ils à voir. De surcroît en quelque sorte. Mais donner à voir quoi ? s’interroge l’auteur. Il y répond, avec Lacan, donner-à-voir à Dieu, ou à l’Autre - à entendre comme ce « désir à l’Autre » où chacun peut prendre la mesure de ce qui, en son désir, lui échappe, lui vient d’en face, en même temps que de ce en quoi il manque lui-même à son désir, c’est-à-dire se dérobe à sa propre vie. Si bien qu’à la question de savoir pourquoi nous allons parfois nous confronter à une exposition, il est à présent possible de répondre que nous n’irions pas si nous ne subodorions que dans le célèbre petit pan de mur jaune de la vue de Delft, dans le brouillard coloré des Nymphéas de Monet, ou dans le calvaire de la gamme chromatique se hissant lentement vers les gris et les noirs d’une rétrospective de Rothko, c’est la vérité du sujet en peinture ou de la peinture comme sujet - c’est-à-dire aussi bien de nous-mêmes requis à titre de signifiants dépositaires des signifiants déposés depuis longtemps sur la toile - qui nous avait donné là un bref et hasardeux rendez-vous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

          Je voudrais, pour finir, reprendre une réflexion entendue au cours de ce colloque et la faire mienne en la laissant « flotter », selon l’usage bien connu  que le psychanalyste fait du discours. Lors de son exposé, Mme Demnati, regrettant que le bleu particulier des zéliges se fût perdu, en vint à évoquer non sans émotion le bleu des yeux de sa mère.

 

          Eh bien il me semble que sont là réunis les éléments épars de ma réflexion sur le désir en attente d’être désiré. Ce qui nous donne à penser et à chercher, ce qui nous pousse à agir ou à scruter, fût-ce pathologiquement comme Lortie ou Blanche Wittman, c’est, à l’origine, un voile. Voile réel, voile fictif, voile de l’amnésie infantile ou du refoulement, c’est toujours, dans notre rapport à l’image, ce qui se soustrait au voir qui est paradoxalement en question. Sans cesse sollicités par la vision, sans cesse butant sur le visible, nous vivons dans la même attente que les tableaux, sauf que notre vie est plus courte que la leur, que par la grâce d’un regard, se déploie le monde de la visibilité, qui est le monde du discours du visible, du visible attestant sur une toile l’excès ou le manque qui le constituent comme invisible en regard du triste champ spéculaire.

 

          « Objet perdu constitutif de tout visible », tel est le regard. Dès lors, le bleu peut attendre. Il attendra. On fit d’ailleurs la remarque que bleu et vert étaient le même mot en berbère, que, donc, ce bleu si particulier des zéliges n’avait pas de nom. Rien d’étonnant, au moins pour l’analyste, s’agissant du nom, c’est-à-dire du chiffre de la Chose. Car il faut bien que la Chose soit perdue pour que la recherche ait lieu, qu’elle y trouve son aliment, son but, sa ressource. En foi de quoi, un sujet peut advenir de cette quête. Et qu’est-ce qu’un sujet ? Ce qu’un signifiant représente pour un autre signifiant. Bleu introuvable, bleu entre jade et turquoise, oublié et peut-être perdu des zéliges. Bleu lointain, bleu rêvé, bleu fantasmé, espéré, unique et inimitable bleu des yeux de la mère. Chacun de ces bleus a traversé le temps. Chacun peut se prêter à représenter pour un désir l’emblème de son manque, l’objet de sa quête, le sujet de sa propre énigme. Faisant ainsi du désirant le déchet de cette quête ou, si l’on veut, sa chose - son chercheur, son fou, son poète…

 

          Qu’il y ait du sujet en réserve dans chacun de ces bleus, pas de doute. Mais aussi pas de certitude. Ne nous hâtons pas trop de décider.

 

 

 

 

 





 


Références bibliographiques

 

 

 

 (1) Jacques LACAN, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973.

 

(2) Pierre LEGENDRE, Leçons VIII, Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, Fayard, 1989.

 

(3) Jacques LACAN, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, in Ecrits, Seuil 1966.

 

(4) Roland BARTHES, La chambre claire. Notes sur la photographie, Cahiers du cinéma Gallimard Seuil, 1980.

 

(5) Vianney PIVETEAU, Callipyge, in Ornicar ? N°20-21, été 1980.

 

(6) Sigmund FREUD, Esquisse d’une psychologie scientifique, in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956.

 

(7) Georges DIDI-HUBERMAN, Phasmes. Essais sur l’apparition, Editions de Minuit, 1998.

 

(8) François WAHL, Introduction au discours du tableau, Seuil, 1996.

 

(9) Moustapha SAFOUAN, François Wahl et le discours du tableau in La Célibataire N°1, automne 1998.

 

(10) François WAHL, Lacan et le discours du tableau, in La Célibataire N°2, automne 1999.

 

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