El placer de Sautet / Le plaisir de Sautet

Le plaisir de Sautet [1]

 

 

 

     Dans Léon Morin prêtre, qui n’est pas un film de Sautet mais de Melville, l’héroïne, que le prêtre entreprend de convertir à la religion, a ce fantasme de se retrouver dans ses bras et de recevoir de lui un long baiser passionné. Or dans le réel, rien de tel ne se passe. Les protagonistes se confrontent, se frôlent sans cesse, mais l’homme d’église ne « chute » pas.  Je me souviens du sentiment d’évidence que j’éprouvai alors, j’étais jeune cinéphile : quoi qu’on nous montre afin de suggérer le contraire, le baiser avait bien eu lieu entre Emmanuelle Riva et Belmondo ; le plateau était, au cinéma, une réalité première qu’on ne pouvait jamais entièrement oublier sous les dénégations et autres manœuvres défensives du récit.

     Ce désenchantement du discours manifeste – j’utilise à dessein le vocabulaire de la psychanalyse à l’égard du rêve – au profit du plaisir latent qu’on nous donne à consommer, Sautet l’utilise avec un art, une sensibilité et, si je puis me permettre cette hypothèse, une inconscience, dont je ne vois pas d’exemple plus radicalement « naïf » dans le cinéma français.

     Le meilleur exemple de ce plaisir accordé au spectateur est celui de Nelly et Monsieur Arnaud. Là encore, le jeu avec l’interdit est le ressort essentiel du film, sa profonde sensualité, et son traitement cinématographique reste le même : rien ne se passera entre la jeune femme et le vieil homme. Mais, dans ce cas, pas de mise en abîme du fantasme. A la différence de Melville, Sautet s’interdit la scène du rêve éveillé. Il ne nous accordera pas ce petit plaisir visuel que nous appelons, espérons ou redoutons, mais il fait mieux : il a cette audace incroyable, encore une fois je la crois inconsciente, de nous donner à entendre sa réalisation verbale, la consommation, dans les mots et par les mots, de la rencontre sexuelle qui n’aura pas lieu, même si l’on s’en approche parfois visuellement de très près – ainsi par exemple de la scène où Pierre Arnaud, observant Nelly dans son sommeil, mime la caresse de son corps nu…

     Cette réalisation verbale, il l’effectue non seulement grâce à la verdeur, surprenante chez lui, du vocabulaire de l’amour, mais surtout dans une scène courte et forte du milieu du film. Au moment où Nelly s’apprête à quitter l’appartement, Pierre Arnaud, emporté par la violence de sa jalousie, s’écrie : « C’est ça, allez vous faire sauter ! » Nelly s’arrête net. Elle est de dos. Elle se retourne et le regarde longuement sans dire un mot.

     Scène littéralement onirique. Scène entre Béart et Sautet, et eux seuls. La preuve ? Ecoutez donc le cri de M.Arnaud équivoquer en français[2]…Ecoutez aussi le silence de la réponse. Il fait un certain bruit. C’est un bruit qui se voit.

 
 


1- Sautet est en français l’homonyme du verbe « sauter » (saltar), lequel a aussi en langage vulgaire le sens de « faire l’amour ».

2-« Allez vous faire Sautet ! » ; à noter qu’en argot « se faire quelqu’un(e) » signifie posséder sexuellement cette personne.

Liens éditeurs