Histoires de la dame qui ...

Sommaire

 

                           Une certaine dame Qi                                                                                             7

 


                           Histoire de la dame qui aimait  avec son cœur mais pas avec ses pieds              11

 


                           Histoire de la dame qui apprit l’anglais avec un doigt                                         23

 


                           Histoire de la dame qui perdit les deux mains de son amour                               33

 


                           Histoire de la dame qui était au balcon ou qui n’y était pas                                 43

 


                           Histoire de la dame qu’on devait attacher pour qu’elle s’attache                         53

 


                           Histoire de la dame qui flatulait                                                                           67

 


                           Histoire de la dame qui avait la passion de rompre                                              81

 


                           Histoire de la dame qui voulait qu’on écrive sur elle                                           99

 


                           Histoire de la dame qui se pendit à mon cou                                                      127

 

 

 

Extrait

 

 

Histoire de la dame qui avait la passion de rompre

 

 

    Il existe des êtres qui ont la passion de s’unir. C’est la majorité des humains. Être la majorité ne signifie pas qu’ils ont raison. Il en existe d’autres, plus rares, dont la passion, qui confine parfois au génie, est de rompre. Généralement ce sont des hommes. La vox populi les stigmatise. Ce sont des séducteurs, des Casanova, des don juan - la vox populi, qui les jalouse, ajoute « de banlieue », mais il en est qui vivent au centre ville.

    Pourquoi parler de « génie » dans le cas de ceux qui rompent et non pas de ceux qui s’unissent ? Parce qu’il faut d’abord s’unir pour rompre, inventer le lien avant de le dénouer. Plus ancien et serré le lien, plus périlleuse et remarquable la rupture. Rompre est donc une tâche double, une opération en deux temps qui requiert des qualités psychologiques contraires pour chacun des deux moments.

    Cette complexion étonnante n’est pas l’apanage du premier venu. Il faut des générations de séducteurs de bas étage, qui fuient ou se désintègrent au lieu de rompre, avant de réussir un génie de la rupture tel que Kafka ou Kierkegaard.

Parfois ces hommes sont des femmes. C’est rarissime mais ça existe. C’est l’histoire de l’une d’elles que nous allons conter.

 

    On n’entendra pas ici parler de quête compulsive de la mère, ni d’image terrifiante du Père se dressant sur la route du fils. Ces fictions sont bonnes pour le masculin. Mais quid des imagos parentales quand notre héros est une héroïne ?

    Tout ce qu’on sait s’agissant de la petite enfance d’icelle est que, très tôt, Étoile, c’est son nom, fut le témoin de la mésentente des parents. Rien jusque là de bien différent de l’immense majorité des enfants. Elle le fut néanmoins d’une façon qui la marqua durablement. Elle vit sa mère quitter à plusieurs reprises le domicile conjugal, abandonnant les enfants au père, avant de revenir au foyer sans autre explication après quelques semaines au cours desquelles elle ne délivrait pas la moindre nouvelle. Où était-elle allée ?  La question devait alimenter les disputes qui s’ensuivaient, disputes violentes dont Étoile n’était pas sans percevoir les éclats à travers portes et cloisons.

Comme elle ne comprenait pas, elle baptisa ces désertions des « fugues ».

    Fugue est un joli mot dans lequel on entend le verbe « être gai » au passé simple, et la gueuserie une fois que la gaîté est consommée. Fugue est un mot pour adolescents, pour aventure, pour dangers, et pour rencontre romanesque depuis la parution du Grand Meaulnes et la mort précoce de son auteur.

    Fugue est aussi le nom d’une composition musicale de style contrapuntique, dans laquelle un thème et ses imitations successives semblent se fuir et se poursuivre.

    C’était bien ça. La Mère d’Étoile fuyait. Elle attendait qu’on la poursuive. Les adolescents fugueurs n’espèrent pas autre chose.

    Seulement voilà : le père d’Étoile n’en faisait rien. Il savait que la fugueuse rentrerait parce qu’elle n’avait pas les moyens matériels de demeurer au loin très longtemps. A son retour, il se moquait, il l’injuriait, il la traitait comme une enfant.

Un jour, lasse de fuguer, sa mère était partie sans retour. Cette fois, elle avait amené

Étoile.

 

 

    Étoile n’avait pas trois ans. Le trajet fut long et pénible. Surtout incompréhensible pour elle. Pourquoi partait-on, et pour où, mystère. C’est que, pour égarer les possibles tentatives du père de récupérer ses enfants, sa mère avait concocté un trajet ferroviaire qui, pour atteindre la Provence depuis le Centre, bifurquait plein ouest par Bordeaux. Mais quelle aventure exaltante et quel bonheur de quitter le lieu des disputes et des pleurs ! Et combien, au cours de ce périple incroyable, n’avait-elle pas admiré l’énigmatique fugueuse de se décider enfin à embarquer sa fille avec elle !

Pour vivre mieux, il fallait rompre. La fillette n’oublierait pas la leçon maternelle de

si tôt.

 

 

    Elle l’appliqua même avec ardeur. Souvent l’élève dépasse le maître. Étoile dépassa la mère avant que la mère se fût rendu compte que sa fille était une femme.

    Les premiers à en faire les frais furent des garçons de son âge. A la première contrariété, elle les quittait. Puis vinrent des hommes murs. Lorsqu’ils avaient des enfants, ce devenait plus difficile de partir, Étoile se découvrait attachée à eux beaucoup plus qu’elle ne l’était à leur père. Toutefois elle finissait par s’arracher. Il lui arriva, à l’instar de sa mère, de revenir. Mais ce n’était que pour s’arracher plus complètement.

    Néanmoins, elle ne cherchait pas à s’évader du conjungo. Comme toute femme, mais plus furieusement que toute femme, et sans concession au masculin, elle cherchait l’appariade dont elle ne serait pas tentée de s’évader. Un homme qui, si elle fuguait comme sa mère, partirait sur les routes à sa recherche et qui n’aurait de cesse de la ramener en la tenant par la taille ou en l’empoignant par les cheveux, peu importe comment il  s’y prendrait : la ramener.

    Elle crut trouver cet homme. Il avait beaucoup de choses pour lui. Il avait l’âge de son père, il était vif malgré son âge, il était entier, intransigeant, il était doux malgré son intransigeance, il était passionné, il était artiste, il était très amoureux d’elle et, ça n’avait pourtant rien d’obligatoire pour qu’elle l’aimât, il habitait Bordeaux.

    N’empêche, c’est dans cette ville qu’Étoile l’alla rejoindre un jour de juillet. C’estqu’elle s’installa chez lui. C’estqu’elle l’aima.

    Et puis revinrent les symptômes de maman. Revint l’ennui, revinrent les regrets d’une vie plus belle encore que celle-là qui était bonne et douce et chaleureuse mais point assez belle pour elle, du moins Étoile sentait en son for intérieur que le destin lui avait réservé beaucoup plus et mieux que cela, infiniment mieux que n’avait obtenu maman, que maman n’obtiendrait jamais lui arrivât-il de vivre mille ans, maman non mais elle oui, elle le savait, elle le voulait, oui, oui, et elle l’obtiendrait du destin, oui.

Pour vivre mieux, il fallait rompre.

    C’était une loi de nature qu’il n’y avait pas à discuter. Chaque fois qu’elle avait rompu, elle s’était étonnée que cela fût si difficile à entendre par ses partenaires, douloureux certes, elle voulait bien, mais est-ce que ça sert à quelque chose, est-ce que ça a un sens de se révolter contre, je ne sais pas moi, la gravité ?

    L’homme de Bordeaux fut averti. Il le fut en temps et en heure. Cependant il ne comprit pas tout de suite que le but d’Étoile n’était pas d’obtenir de lui plus d’attention ou plus d’amour qu’il ne lui en donnait déjà, mais de rompre.

    Rompre pourquoi ? Rompre alors que tout allait bien entre eux, le verbe était hors de propos, la chose excédait les limites de son comprenoire.

    Il était vraiment piqué le pauvre, « ver de terre amoureux d’une étoile », allez faire comprendre au ver de terre que l’étoile brille à des années-lumière de son gluant amour. Si c’est un ver luisant c’est bien pire: il croit qu’il tire sa splendeur du commerce qu’il a eu avec elle.

    Or, l’homme de Bordeaux avait eu commerce avec Étoile. Étoile s’était étourdiment ébaubie de tant de tendresse, de tant de sexe.

    L’homme de Bordeaux entendit qu’Étoile s’ennuyait, non pas qu’elle était déjà loin quoiqu’elle partageât son lit. Il crut qu’il y avait un remède à cette langueur de femme. Il fit comme le père d’Étoile. Il attendit.

    Comme elle voyait bien qu’il ne comprenait pas, comme elle avait de l’affection pour lui, aucune envie de le faire souffrir ni nul motif à se venger qui l’eut allégée de sa culpabilité à être toujours la première et la seule à quitter l’autre, elle fit plus fort.

    Un jour, alors qu’elle le chevauchait, elle se retira au milieu de l’acte sans avoir joui, annonçant tout de go qu’elle était « rassasiée » - ce n’est pas le terme exact qu’elle employa, elle dit fautivement « je suis à satiété » mais il comprit que de lui elle ne voulait plus, et il le comprit en extension : désormais elle ne le désirerait plus.

Toutefois cela prit des mois pour qu’il s’en convainque.

    Durant la nuit qui suivit la révélation abrupte d’Étoile, le ver de terre, incapable de trouver le sommeil, lui écrivit. Il lui demandait de rentrer chez elle et d’y rester jusqu’au moment où elle saurait réellement ce qu’elle voulait de lui.

    (Ce qu’elle voulait, il n’y avait que lui qui le savait : elle voulait avoir faim, elle voulait manquer de lui. Or elle l’avait. Le seul des deux à avoir faim, le seul à désirer malgré la satiété de l’amour, à en vouloir à son sexe d’homme de se muer en lombric après l’étreinte, c’était lui ! Lui la désirait manquante, mais une fois présente il la désirait encore. Ça s’appelle l’amour. Elle, au sens strict, ne l’aimait pas : elle désirait l’avoir. Qu’est-ce qu’elle pouvait à cela ? Une fois l’objet obtenu, la faim la quittait, n’en allait-il pas de même avec toute nourriture terrestre ?

    Peut-être du fait de la différence d’âge, la symétrie des plaintes des deux sexes s’était inversée. Lui désirait la permanence qu’espèrent d’ordinaire les femmes, elle devait s’accommoder du désir évanescent que connaissent bien les hommes. Les hommes et les femmes ne sont pas faits pour s’aimer. Dans le meilleur des cas, qui fait rencontre, ils se heurtent. Aucune chance qu’ils fassent couple, sauf à se mutiler ou s’aveugler. L’embêtant est que de ce ratage naissent parfois des enfants. Étoile en savait quelque chose. Ou plutôt elle n’en savait rien. Elle en vivait les conséquences lointaines.)

    Puis, une fois écrit son billet, incapable de rejoindre cette chair si douce qui le fuyait, il prit sa voiture et partit au hasard dans la nuit noire. Trouva un bois profond. S’y enfonça en marchant.

    Il y demeura, arpentant lentement les allées entre les fûts immenses qui s’élevaient d’un jet à des hauteurs de cathédrales, jusqu’à ce que le jour se levât dans une dissonante harmonie de cris et de couleurs à désespérer Messiaen.

(...)

Quand il rentra, il trouva Étoile furieuse d’inquiétude.

Il ne lui donna pas le billet.

 

(...)

 

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