Jean Guerreschi
jguerreschi@yahoo.com
Autres autres seins
Au chapitre 17 de Trio Gulliver publié en 1995 on trouve une
liste de 200 exemplaires d’étudiantes en situation d’examen,
étudiantes baptisées « patoutes », contraction du « pas toute » par
quoi Lacan désigne la femme dans son séminaire du 20 février
1973.
J’avais voulu à l’époque mesurer ma compulsion de la liste à
celle de Rabelais lorsque, au chapitre 26 du Tiers Livre, il fait
dérouler à Panurge une liste de quelques 170 « couillons » en
vue de solliciter l’avis de frère Jean des Entommeures au sujet
du mariage.
Depuis, plus de liste, hormis une succincte dans La vie
m’affame (2003), jusqu’à ce que l’écriture de Seins en 2007 et
d’Autres seins l’année suivante relance ce que Umberto Eco a
joliment appelé le « Vertige de la liste » dans un livre éponyme
paru en 2009.
J’ai relaté dans l’Apostille de Seins de quelle manière
inattendue s’est imposé à moi le désir de reprendre à mon
compte l’extraordinaire et incomparable « chantier » de Ramón
Gómez de la Serna à propos des seins.
Extraordinaire chantier par sa taille et son ambition
démesurées, mais surtout incomparable entreprise, sans
commune mesure avec les initiatives de Rabelais quatre siècles
auparavant.
Car, à la différence du Français, qui aligne à plaisir toutes
sortes de listes nominatives sans rapport les unes avec les autres
(jeux de Gargantua, beaux livres de la bibliothèque de Saint-
Victor, blason de Triboulet, anatomie de Carêmeprenant,
cuisiniers enfermés dans la Truie, sacrifices offerts par les
Gastrolâtres, souper des dames Lanternes ), l’Espagnol choisit
un seul objet, le sein, dont, plutôt que de colliger les différences
anatomiques, il fait varier les sites d’observation et interpelle les
diverses incarnations féminines, s’émancipant ainsi de la
contrainte inhérente à la liste et réussissant l’exploit de faire de
celle-ci la matière même du livre.
J’ai dit dans « Eloge des langues qui vont aux seins » (Autres
seins, 2008) pourquoi l’entreprise de Roth, une pâle copie érotisée
de la Métamorphose de Kafka, me semblait sans grand intérêt
pour ce qui nous occupe.
L’originalité de Senos tient à ce qu’aucune métamorphose de
l’objet sein n’est ni complète ni définitive. Il a certes besoin de
la liste pour exister. Mais, au tableau de chasse de celle-ci, il
n’est pas qu’un objet de collection. Les seins de Senos sont les
objets d’une quête. Une quête, ça change tout. Ça déplace
l’accent de l’objet sur le sujet.
Telle la place Saint-Sulpice que Perec tenta d’inventorier
exhaustivement entre le 18 et le 20 octobre 1974, le sein
madrilène échappe à toute « tentative d’épuisement » et,
pourtant, il ne cesse pas d’être poursuivi jusqu’à épuisement du
sujet... le sujet étant dans les deux cas, on l’aura compris, non
pas le sein mais l’auteur !
Il fallait, pour tenter de m’épuiser à mon tour sur ce sujet –il
y a pire comme souffrance -, que j’atteigne la quantité, à défaut
de la qualité, des seins du maître espagnol.
Si l’on excepte les « Variétés et observations », ce qui est peut-
être beaucoup soustraire à sa production, car elles ne comptent
pas moins de 154 variétés de seins, il reste la bagatelle de 131
seins « baptisés », si l’on peut dire de seins auxquels Ramón
Gómez de la Serna a trouvé utile qu’échût un titre à part entière.
Avec 107 seins de mon tonneau, en comptant large (j’ai
considéré en effet qu’un sein bis ou ter était un sein nouveau, ça
se discute), j’avais au minimum 24 seins à célébrer pour tenter
d’être un bon escholier du maître.
Bon, c’est peut-être beaucoup dire. Fidèle suffirait.
On en trouvera quelques-uns ici selon l’inspiration et le
moment.